‘Manneken Swing’ révèle la part d’ombre de Stan Brenders, maître du jazz tombé dans l’oubli

Cinéma |

Au lendemain de la libération, en 1944, des centaines de civils sont arrêtés pour avoir collaboré avec l’ennemi. Parmi eux, le chef du grand orchestre de jazz de l’INR : Stan Brenders. ‘Manneken Swing’ retrace la vie de ce maître du jazz tombé dans l’oubli. De l’histoire de la radio à l’engouement pour le jazz en passant par le lieu mythique qu’est L’Archiduc, Julien Bechara et David Deroy tentent de percer à jour la part d’ombre de ce personnage emblématique. 

De Pickx

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Sorti en 2005, ‘Manneken Swing’ est diffusé lors du Mois du Doc le 18 novembre. Qu’est-ce qui vous a donné l’envie de réaliser ce film ? 

Julien Bechara : “David Deroy, l’auteur du documentaire, avait pour ambition de parler de jazz en Belgique et de son essor, couplé à celui de la radio. Tout ça en espérant que ça se passe entre 1900 et 1940. Une figure qui l’interpellait particulièrement était celle de Stan Brenders. Au cours d'une visite qu'il avait faite au café l'Archiduc à la Bourse, il avait vu le portrait encadré de Stan Brenders, qui était accroché à un mur, discrètement, dans un endroit un peu dérobé du café. Il avait posé la question au patron de savoir qui était l’homme dans le portrait. C'est ainsi qu'il avait commencé à aborder l’histoire de Stan Brenders, fondateur de l’Archiduc après la guerre. 

Ce dernier avait connu vraiment l’âge d'or des grands big bands de jazz en Belgique et des orchestres de jazz pour la radio dans les années 30. David a voulu comprendre pourquoi ce grand artiste était tombé dans l'oubli. En retournant des pierres, il s'est rendu compte qu’ils avaient été plusieurs à avoir été inquiétés à la libération. On les avait accusés d'avoir joué pour l'occupant. L'accusation était très frontale mais la réalité est plus complexe que ça, fatalement. David est venu me trouver pour travailler avec lui, avec un traitement très dense qui relevait plus de l'enquête journalistique que du film”. 

Pourquoi avoir fait le choix de ne pas intégrer d’interviews ? 

J.B.: “On voulait prendre le spectateur par la main avec un récit. En tant que réalisateur, j'avais besoin qu'il y ait du rythme comme dans une bonne série ou dans un bon récit, avec des points pivot et des descentes. Il y a un côté romancé dont on ne se cache pas, c'est certain. On n’a pas du tout travesti la vérité dans ce qu'on raconte pour autant. Pour les besoins de la narration, il y a sûrement des choses qui sont un peu exagérées ou qui sont tournées d'une certaine manière. C'est pour ça qu’on ne voulait pas d’interviews. En écoutant le récit, on a l'impression de lire et d’y assister presque en direct à l’histoire.  

Et puis, on s'est rapidement dit que ça allait virer au film de spécialistes et au film de niche avec des interviews. On était encore dans le sillage de ces documentaires qui s'appellent ‘Apocalypse’, qui avaient été faits sur la Seconde Guerre mondiale, puis la Première Guerre mondiale, ensuite sur la figure de Staline et d’Hitler .La particularité dans ces projets était la grande campagne marketing autour des technologies de restauration des archives. Ils avaient notamment recolorisé les images. Ce qui nous intéressait dans cet exemple, c'était le storytelling. Avec la voix off, ça avait un côté très roman et on voulait faire à peu près pareil”. 

Comment avez-vous eu accès aux archives ? 

J.B.: “C’est difficile de faire un film sur base d’archives, en particulier en Belgique. On est connu pour la Cinémathèque Royale qui contient beaucoup de films de fiction documentaire. Mais effectivement, notre société d’archives en francophonie est très pauvre. A l’époque, on était encore à un état de digitalisation et de répertorisation qui en était à ses balbutiements. Au début, on ne savait pas trop comment on allait faire ce film. 

Alors la recherche a débuté. On a commencé à frapper aux premières portes, comme la Sonuma. On s’est rendu compte qu'il y avait beaucoup d'actualités de l'époque qui existaient. Et certaines traitaient du jazz, mais aucune image de Stan Brenders. Chez les flamands, c’était pareil. Les archives n’étaient pas du tout la préoccupation à ce moment-là. Il n’y avait pas cette envie de les pérenniser dans le temps. Donc on s'est dit : on va taper plus large, on va faire le triple destins croisés de trois musiciens qui ont étudié le jazz dans les années 15-20 : Jean Omer, le Wallon, Fud Candrix, le Flamand et Stan Brenders, le Bruxellois. On s'est finalement rendu compte que l’histoire la plus intéressante restait celle de Stan Brenders”. 

En quoi Stan Brenders était si intéressant ? 

J.B.: “Il y avait cette part d’ombre autour de lui durant l’Occupation. Il faisait partie des plus grandes formations de jazz ici en Belgique. Il avait été engagé dans l'orchestre classique de l’INR, l’institut national de radiodiffusion, qui était sur le point de se déplacer à Flagey puisque le bâtiment allait sortir de terre. Lui, il rêve de monter un orchestre de jazz. Son rêve va être exaucé puisqu’en 39, son orchestre voit le jour. Mais dès qu'il commence à avoir les pleins pouvoirs et qu’il peut donner libre cours à son art, la guerre arrive. La radio tombe dans les mains de l’occupant. C'est là que ça devient intéressant. Il est vrai qu'il a continué à jouer pour la radio. Très vite, les Allemands se sont rendu compte que le jazz était un très bon moyen d’attirer les oreilles de la population belge sur les bulletins radio et donc les bulletins de propagande des Allemands. Le tout, malgré le fait que l'idéologie nazie répudie complètement les valeurs de ce genre musical considéré comme judéo nègre. 

Et puis, ça abordait aussi l’histoire de l’INR. Quand on voit ce qu'est la radio aujourd'hui et comment c'était à l'époque, c’est impressionnant. La radio, c’était le nodal des informations, du divertissement, des gens, des orchestres de jazz. Les musiciens jouaient en live deux fois par jour toute la semaine. C'était des orchestres parfois de 24 pièces. Il y avait beaucoup de gens à payer. C'est fantastique que ces moyens étaient mis en place pour faire exister cette musique sur les ondes. C'était une manière pour lui d’écrire des nouveaux arrangements tous les jours”.

Votre documentaire avait-t-il pour but de réhabiliter l'œuvre de Stan Brenders ? 

J.B. : “Avec presque 70 ans de recul sur l’histoire, c’est facile de condamner Stan Brenders. Il savait ce qui se passait. Mais l’occupation ne s’est pas faite en un jour. Les Allemands ont tout fait pour que la vie paraisse être la même. On essaye de faire un peu la part des choses dans le documentaire.. On se pose la question : qu’est-ce qu’il savait vraiment?  C'est sur qu'il savait qu’il jouait pour les Allemands et en même temps il voulait continuer à faire de la musique. On va jusqu'à pousser l'hypothèse en disant que certains indices et des documents expliquent aussi qu'il appartenait à des réseaux de résistants, que le fait qu'il avait tant de pouvoir au sein de l'orchestre lui aurait permis malgré tout de communiquer les plans de la Maison de la radio à des réseaux de résistance. On essaie de jouer sur le fil et d'explorer les zones d'ombre du personnage. On ne veut pas dire : ‘c’est un super résistant ou c’est un super collabo’. C’est sûr que l’on veut réhabiliter son œuvre d’une certaine façon. Il savait qu’il jouait pour les Allemands, mais je ne pense pas qu’il savait qu’il servait la propagande à ce point. Est-ce que ça fait de lui un collaborateur de premier plan? C'est au spectateur de juger”.

Qu’est-ce qui vous a permis de mieux comprendre le personnage de Stan Brenders ? 

J.B. : “David a passé beaucoup de temps à contacter des gens de l'époque. Comme souvent, ce sont des personnes âgées qui n'ont pas d'adresse email ou de smartphone. Pour les contacter, il fallait aller au registre de la population des communes où ces gens vivaient. Le service des populations les contactait et seulement à ce moment-là il disait s'ils étaient intéressés de nous rencontrer. 

On a retrouvé les derniers membres de la famille de Stan Brenders. C'était une nièce éloignée qui nous a donné des documents qui lui appartenaient : des lettres, ses diplômes, le certificat de mariage de ses parents…Ces documents nous ont permis de donner charpente à sa vie, de voir qu'il était marié, divorcé, remarié. On a essayé de faire une arche entre sa naissance, sa vie et sa chute. Finalement il mourut avec très peu d'argent et dans l'oubli. 

Ce sont surtout les lettres du moment où il a voulu se blanchir après la guerre qui nous ont aidé à le comprendre. Les lettres nous indiquent par ailleurs qu’on lui avait proposé beaucoup d’argent pour aller jouer en Allemagne mais qu’il a toujours refusé. L'impression qu'on avait de lui était qu’il était un doux rêveur. C'était quelqu'un de très aimable, complètement passionné par sa musique et capable de tout oublier pour ça”. 

La musique dans le film est-elle d’époque ? 

J.B. : “Dans le film, on a fait la reconstitution d’un big band en tournant à Flagey notamment. On essaie d’y donner une impression des années 30 pour donner du corps et aussi pour supporter les musiques que l’on voulait. Sinon on n’avait pas d’images. On a joué avec le Tivoli Band qui est mené par Eric Mathot qui est extraordinaire. Il est aussi historien et déchiffreur de partitions. Il a accompagné David durant le processus d'écriture et de narration afin de nous faire découvrir qui était Stan Brenders. 

Mais tous les autres enregistrements qu'on entend dans le film sont des enregistrements originaux d'époque. On a eu la chance de les trouver aux Fonds Marc Danval, à la Bibliothèque Royale de Belgique. Stan Brenders avait fait don de ses œuvres à la KBR avant sa mort”. 


'Manneken Swing' est à voir le 18 novembre en salles à Rebecq suivi d’une Jam Session. Des projections de documentaires se déroulent à travers la Belgique francophone dans le cadre du Mois du Doc (1er au 30 novembre). La programmation complète est à retrouver sur le site de l'évènement

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